J’aurai aimé m’en souvenir

(installation photographique et textuelle. Les photographies sont mises en lumière et des textes sont projetés telle une partition pensée pour la forme installative et non narrative).

Ce travail explore la malléabilité des souvenirs et leur construction. Le dispositif, de par une projection entremêlée de textes et de mise en lumière d’image, impose un certain rythme ne permettant qu’une lecture partielle des souvenirs. Ce système reproduit le processus même de l’action de se souvenir, nécessitant alors de combler les manques et de se construire chacun, son propre souvenir. Le regard navigue entre les textes et les images comme il naviguerait entre divers souvenirs.

Elle avait les cheveux attachés. Mon père n’en avait déjà plus. Tous deux discutaient, sous mon regard inerte, ne cherchant pas à comprendre le sujet de la conversation. J’entendais, je n’écoutais pas. Elle était douce, il était rarement là. La cuisine était souvent vide, ou très vite désertée. Seuls ma mère et moi occupions cet espace. Son regard allait de ses casseroles d’où émanait une vapeur dense, à moi. Elle gardait toujours un oeil sur moi, de peur que je fasse une bêtise quand elle avait le dos tourné. À cet âge je n’étais pas très aventurier. Elle pouvait donc me tourner le dos sans s’inquiéter, mais c’est une mère, et toute les mères sont compliquées à rassurer. Ensuite mon père rentrait, en coup de vent. Et repartait aussi tôt après avoir échangé 2 phrases avec elle, puis moi. 4 phrases. Rien de plus. Comprenez que ça se résumait à des sommaires de nos journées respectives. Oubliez les détails. Gardez l’essentiel. Et vous voilà devant 3 monologues ayant comme approbation de simple hochements de têtes.

Il y avait du sang, ça et là. Mes frères eux étaient à côté, sans trop savoir quoi faire. Le sol était froid, mon sang lui, était chaud et séchait sur le sol. Martin m’avait pourtant dit : « va pas trop vite, fais attention ». Il était toujours de bon conseil, toujours sage, droit. Ça n’a pas vraiment changé. Je n’ai pas dû l’écouter. Ni mon vélo ni mon corps ne répondait à présent. Seule la douleur et le goût amer dans ma bouche me reste encore aujourd’hui. La douleur a un goût, avant ce jour je ne le savais pas. C’est un goût sans équivalent. Un mélange d’acide et de douceur, comme pour te dire que ça pique mais que ça va aller. « Souffle Eliot, ça ira mieux ». J’ai soufflé. Naïvement je pense. Et maintenant ça va mieux.

Parfois j’ai cette sensation, froide. Je me dis qu’elle vient bien de quelque part. Petit, je n’aimais pas l’été, ni le printemps. Je préférais avoir froid plutôt qu’avoir chaud et ne pas savoir quoi faire. En hiver, je me roulais dans la neige sous le regard inquiet de ma mère. Je ne savais pas trop si elle était inquiète pour ma santé ou pour mes vêtements. Les deux, je suppose. Et un jour j’ai compris que la neige fondait. Je construisait un igloo, pièce par pièce avec un bac en plastique blanc. C’était long. Naïvement je me suis dis que je finirais le lendemain. La neige fond. Encore plus quand il y a du soleil. Le lendemain, je sortis avec l’envie de finir mon « oeuvre ». Mon igloo était devenu un simple amas de neige informe. Tout était à refaire. Résigné. Maintenant je préfère l’été. Les châteaux de sable ne fondent pas, ils s’écroulent.

Je ne vous comprenais pas, je vous comprends pas. Vous étiez comme un passage obligé. « fais un voeux Eliot ». Je vous attends, encore aujourd’hui. Sous n’importe quelle forme, manifestez-vous.

J’attends encore que la petite souris ai une augmentation et me donne plus. J’attends encore d’être un grand, comme les adultes.

J’attends encore de devenir un basketteur, célèbre et riche, vous m’aviez compris.
J’attends encore que les guerres s’arrêtent, que les gens s’acceptent, et que tout le monde soit heureux. J’attends encore tout ça, en faisant naïvement le voeux que mes voeux se réalisent.
J’attends encore.

Je me souviens de l’air maritime de Normandie. Les longs trajets en voiture. Avec ma mère, mon père et mes frères. J’étais le genre d’enfant à demander « quand est ce qu’on arrive ?» toutes les 10 minutes. Ma mère était le genre de personne à me répondre « dans pas longtemps Eliot, dans pas longtemps… ». Mon père était le genre de personne à me répondre « On arrivera quand on verra la mer ». Mes frères étaient du genre à dormir. J’étais incapable de dormir en voiture. Alors je regardais le paysage défiler, je comptais les voitures jaunes, je serrais les dents à chaque rainure blanche sur le bitume, je survolais les arbres du regard sans que tout soit net. Donnez à un enfant 8h de route, il trouvera de quoi s’occuper. Mes frères lisaient, beaucoup. Moi je les regardais lire en pensant que plus je les regardais, plus j’allais m’imprégner de leurs lectures. Je lisais pas. J’ai essayé mais en vain. Je regrette maintenant. Voiture jaune. Ils étaient plus intelligents que moi, je le savais. Les tests de QI en étaient la preuve. Je n’étais pas stupide, j’étais dans la norme. Serrage de dent, rainure blanche. Toute ma famille me disait que j’étais différent. Par différent entendez « pas destiné à une école d’ingénieur ». Arbres flous, voiture bleu, rainures, dents serrées. Mes frères dormaient, toujours, avec un livre sur leur genoux remplit de bave coulant de leur sommeil. Mes parents parlaient, je n’entendais pas, je n’avais pas envie d’entendre, ni d’écouter. Voiture jaune, voiture bleu puis rouge, rainure, serrage de dent puis, mer.

Petit, j’aimais les sensations fortes. Plus j’avais peur, plus je me sentais vivre. L’être humain fonctionne comme ça. Je me sentais vivre quand je sautais d’une falaise dans l’eau. Je me sentais vivre quand je manquais d’air sous l’eau et que la surface était loin. Je me sentais vivre quand je faisais des grands manèges. Quand mon corps ne m’obéissait plus, que ma tête me disait d’arrêter. Alors je continuais, comme un enfant défiant les limites que son propre corps lui imposait. Comme ces enfants qui tombent, et se relèvent pour mieux tomber. Plus fort.

Le ballon était en mousse, le terrain en gazon, et moi en sueur. Sous le soleil des vacances d’été je jouais. Je n’aimais pas le foot. Mais personne voulait faire du basket. Je n’étais jamais le dernier choisi quand on constituait les équipes, je suppose que c’était bon signe. Toute cette énergie perdue dans un sport que je n’aimais pas. Au moins j’étais là. À courir derrière une balle. Sans trop savoir pourquoi. C’était un bon début.

Il s’appelait E.T. Comme tous les enfants j’avais un doudou. Il m’accompagnait partout, comme un compagnon de voyage. On était à nous deux E.T et Eliot. Il était ce que je n’étais pas. Il était la compagnie que petit je n’avais pas. Il était l’ami avec lequel il n’était pas nécessaire de parler, avec qui le silence avait ce côté rassurant. Un silence presque maternel. Je me rappelle de ce jour où je l’avais perdu ; je suis allé le chercher partout où il aurait pu être. E.T aimait les endroits calmes, on se ressemblait assez. Ce jour là je l’ai retrouvé, pour mieux le perdre 5 ans après, quand j’aurai enfin trouvé la compagnie que E.T comblait.

Ma mère avait pour habitude d’appeler ses parents tous les dimanches. Comme un rituel auquel elle ne manquait pas. J’admirais ce côté ponctuel, rigoureux voire psychorigide chez ma mère. Je n’étais pas à l’aise à l’idée de parler au téléphone. Ma mère dans l’élan lancé par celui de donner des nouvelles me tend le téléphone en disant « attends mais il est là je te le passe », je refuse. Trois fois sur quatre. Comptez en moyenne trois refus par mois soit un appel par mois. Depuis mes 4 ans jusqu’à mes 11 ans, 84 appels. Maintenant lorsque j’appelle, ça sonne, mais plus personne ne décroche.